La frontière entre réel et irréel relève du voile de fumée dans la région de Tongass. D’un côté du voile s’étendent d’immenses paysages millénaires inchangés comme si l’homme ne s’y était jamais installé. Les esprits animaux sont les gardiens intemporels de ce domaine éthéré. Ils veillent également sur le monde des vivants, enseignent aux chamans et leur confèrent les pouvoirs nécessaires pour protéger la nature et ses habitants, guider toutes les formes de vie sans les brusquer.

Et quelles vies surprenantes existent dans ces régions. Dans les profondeurs aquatiques vivent les waelnus aux écailles irisées, aussi curieux que mystérieux. Les reflets naturels dessinés par les lacs et les rivières laissent aux doppelgängers le loisir d’espionner tout ce qui peut piquer leur intérêt. Humains le jour et monstruosités la nuit, les wechuges hantent les coins les plus reculés de la forêt, évoluant dans un équilibre précaire entre prédation et folie.  

Mais l’arrivée des colons russes et européens au 18ème siècle a profondément transformé la région et la société. Les rituels ne sont plus conduits que par des artistes qui amusent des touristes contre quelques pièces. Les routes de macadam ont remplacé les chemins de terre. Les arbres sont abattus en masse, laissant des terres dévastées. Les animaux sont parqués pour être transformés en friandises ou chassés pour accrocher leurs restes à un mur. Une nouvelle forme de magie est née dans l’horreur des premiers massacres commis par les colons, offrant une chance de survie à celles qu’on appelle désormais les sorcières et dont l’influence ne cesse de s’étendre. Leur sorcellerie réanime les cadavres, crée des alliés puissants qui ne craignent plus la mort, prêts à affronter toutes les menaces adressées aux covens, les vampires.

Tout s’est encore accéléré ces dernières décennies. Le désastre environnemental qu’a été la marée noire d’Exxon Valdez a provoqué la mort de nombreux waelnus et rendu leur territoire invivable, les obligeant à se mêler aux humains. L’émergence d’une société individualiste qui glorifie la réussite et méprise la faiblesse a engendré une prolifération des abominables wechuges et de leurs victimes, dévorées. Les sorcières autrefois unies se sont déchirées en trois covens, entraînant avec elles les vampires dont les revendications d’indépendance de leurs créatrices ne font que gagner en force. Les chamans ont perdu en pouvoir et leur lien avec les esprits animaux semble plus faible chaque année passée sans qu’ils ne puissent accomplir leur mission. Toutes ces tensions ne sont pas sans conséquences, les territoires sont précieux et contestés et si les cimetières ne s’étendent pas à vitesse folle, c’est parce que beaucoup de corps ne sont pas retrouvés.

En 2016, Juneau s’est offert un nouveau maire. Cet homme charismatique a conquis les habitants avec ses grands projets. Et à la surprise générale, les promesses ont été tenues. Juneau attire désormais bien plus de touristes que le reste de l’Etat. Le port a grandi pour accueillir d’immenses bateaux de croisières, des hôtels ont été construits pour loger les nouveaux venus, le centre-ville s’est modernisé et a réussi à attirer des habitants fortunés à la recherche d’un air frais. Les touristes sont désormais là toute l’année. Il y a ceux qui viennent pour explorer la forêt Tongass, cette magnifique réserve protégée, affronter le froid dans le champ de glace, vivre intensément les sports d’extérieur ou admirer la faune sauvage qui subsiste. Mais surtout, les touristes viennent pour assouvir leur curiosité. Juneau, la frontière du réel. On y parle de sorcières, de vampires et de créatures plus locales qui seraient responsables de disparitions mystérieuses. On entrepose dans les vitrines de magnifiques œufs colorés volés à des créatures aquatiques mi-humaines. De vieux gardes forestiers guident les curieux vers des coins de la forêt dans lesquels on a retrouvé des cadavres déchiquetés et les préviennent que ni un ours ni loup ne pouvait en être tenu responsable. On visite des cimetières consacrés la nuit en espérant y surprendre quelque chose d’incroyable. On réserve la chambre 237 à l’Alaskan Hotel six mois en avance pour tenter de communiquer avec les fantômes de ceux qui y sont morts. Mais pendant que certains se filment en rigolant dans ces lieux particuliers, d’autres y voient des choses. Des choses innommables.

Toute cette frénésie surnaturelle a un prix. Un hôpital psychiatrique a été construit en moins d’un an pour accueillir tous ces nouveaux cas qui dégorgeaient de l’hôpital général. Que des touristes errent près des îles la nuit pour espérer y attraper une créature fantastique ne pose pas beaucoup de problèmes à la ville, qu’une jeune résidente répète en pleurs que des monstres buveurs de sang ont tué son compagnon lors d’une escapade à la forteresse des ours, c’est déjà plus gênant. Le nombre d’habitants persuadés qu’il existe réellement quelque chose de surnaturel et d’horrible à Juneau a augmenté drastiquement ces dernières années. Alors on parle de psychose collective, de vulnérabilité génétique ou même d’une bactérie dans l’eau courante et on leur offre un séjour de repos entre quatre murs blancs. La ville a énormément investi dans ce secteur de la santé et attiré de nombreux travailleurs et spécialistes aux noms prestigieux pour confirmer que toutes ces histoires relèvent du domaine médical. Mais on demande quand même au Juneau Empire de publier leurs histoires en première page, quoi de mieux pour attirer encore plus de curieux ?

Cette agitation parvient à dédramatiser les disparitions. Certains touristes n’y croient même pas et félicitent la stratégie de communication. Mais les habitants qui ne peuvent se payer un logement dans la sûreté des quartiers touristiques remarquent les disparitions et certains ne croient pas aux explications données par la ville. Plusieurs croient à ces histoires surnaturelles, persuadés que des monstres et des sorcières sont tapis dans les ombres, d’autres préfèrent accuser les touristes ou ces riches nouveaux habitants, voire les politiciens de la ville eux-mêmes d’être à l’origine de tous ces problèmes. Alors ils s’arment avec facilité, organisent des rondes de surveillance la nuit dans certains quartiers et entrent en confrontation avec la police.
Cette année, les élections ont été gagnées haut la main par le même homme qui a promis de continuer son entreprise à une nouvelle vitesse. Ces résultats sont fêtés par une grande partie des habitants de la région. Mais, tous ceux qui sont dérangés dans leur vie simple ou dans leurs plans grandioses, dans leur humanité ou leur monstruosité, lisent dans cette ré-élection l’étincelle qui mettra le feu aux tensions grandissantes. Et l’incendie consumera toute la région et ses habitants.